L’édito de la rédaction
« En tant que femme, l'espace public est une négociation constante »
Février 2022 ◊ Par Océane ◊ lire, dossier3Pour une rapide remise en contexte, je vous propose d’abord un exercice simple : tapez dans votre navigateur « famous architects ». De Imhotep à Bjarke Ingels, au total 51 « Starchitects » sont listés. Dans ce flot de concepteur.ice.s, seulement six femmes sont ici répertoriées.
Les échelles de la ville sont largement basées sur l’unité de mesure « homme occidental valide » sans automatiquement prendre en compte les besoins des femmes, mais aussi des enfants, personnes âgées ou personnes à mobilité réduite. C’est toujours le cas : en Belgique en 2021, malgré une parité respectable dans les écoles d’architecture, une fois arrivé dans le monde professionnel, les femmes ne compte que pour 1/3 des professionnels, n’obtiennent que 16% des prix d'architecture en Belgique et ne figurent que pour 8% dans A+ Magazine, le magazine belge de référence dans le domaine.
L’espace public a été pensé à l’usage et à la mesure des hommes. Ainsi, ce qui n’est pas masculin ne semble pas toujours y avoir sa place. C’est en tout cas ce qui ressort de l’étude de nombreuses civilisations. Dans son essai sur la culture Kabyle, le sociologue français Pierre Bourdieu révèle la fracture entre sphères masculines et féminines en donnant pour exemple la répartition des espaces au sein du foyer. D’un côté, la façade principale externe de la maison, exposée au soleil levant, représente la partie publique-masculine-principale du foyer. De l’autre côté, on retrouve en négatif de cette face de la maison le mur intérieur. Tournée vers l’ouest, cette partie se retrouve dans l’ombre et définit l’espace féminin-privé-subalterne. Cela peut rappeler la peinture Les époux Arnolfini du peintre primitif flamand Jan Van Eyck où la femme est du côté de la maison, tandis que l’homme est du côté de la fenêtre.
En réaction à cette relégation dans la pénombre, des françaises révolutionnaires (en 1789 contre la hausse du prix de la farine) aux argentines (pour le droit à l’avortement en 2005), en passant par les suffragettes en Grande-Bretagne (en 1908 réclamant le droit de vote), les femmes se sont régulièrement emparées de la rue afin de faire entendre leur voix.
Souvent, des femmes ont cherché elles-mêmes des solutions à leurs problèmes, entraînant à leur suite des changements d’ordre législatif. Nous prendrons ici en exemple le manspreading (que l’on pourrait traduire par « étalement masculin » ou l’art d’occuper plus d’espace qu’il n’est nécessaire). À la fin des années 70, bien avant l’invention du terme, l’artiste allemande Marianne Wex publiait Let’s Take Back Our Space, un recueil de photographies attestant de l’occupation inégale de la rue par les corps masculins et féminins. 40 ans plus tard, après le constat vient l’action (par exemple avec le mobilier de Laila Laurel, le projet @riotpantproject, puis la campagne de sensibilisation dans le métro madrilain).
En Belgique, de nombreuses initiatives tendent à intégrer les femmes, enfants et jeunes filles dans le processus de production de la ville et à donner d’avantage de visibilité aux conceptrices d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Selon le philosophe suisse Jean-Jacques Rousseau, “l’appropriation territoriale est à l’origine de toute guerre”, mais l’affirmation d’un droit à la rue ne se résume pas à une conquête mais d’avantage à un investissement des lieux, à l’activation d’un espace partagé, sûre et inclusive. Dans les rues, c’est un groupe d’adolescentes répétant une chorégraphie sous les arcades aux Monts des Arts. Sur les murs, se sont quelques mots laissés par des graffeuses. Près de la place, se sont des espaces sanitaires féminins. Petit à petit et à différentes échelles, le féminin regagne du terrain dans notre paysage urbain.