Le pouvoir des mots

Portrait d’Eloïse Steyaert, bibliothérapeute et
créatrice de Le mot qui délivre.


                                      ©Éloïse Steyaert

Mars 2021 ◊ Par Victoria lire, portrait, culture ◊ Lecture : 12 minutes

Eloïse Steyaert est ce genre de personne fascinante qui a vécu mille vies.


Ses premiers souvenirs d’enfance ? La lecture évidemment. Elle se souvient très clairement de la première fois qu’elle a découvert qu’elle pouvait lire : « C’est un souvenir très fort, qui m’a émue. Je vois les lettres s’assembler et former des mots. Et ces mots créent des images qui racontent une histoire. C’est simplement merveilleux ». Ce plaisir des mots l’a conduite à se tourner vers des études de communication. Plus tard, elle se découvre un amour pour l’animation et devient professeure.

Vous est-il déjà arrivé de regarder en arrière et de constater que vous n’avez jamais écouté votre enfant intérieur ? Avez-vous déjà ressenti un sentiment de frustration ? Une impression de ne pas être aller au bout des choses, de ce que vous aviez réellement envie ? Par peur, peut-être, de ce que votre entourage allait penser ? Ou parce que ce n’est pas dans l’ordre des choses ?

C’est ce que raconte pudiquement Éloïse. C’est en 2012, qu’elle perçoit un premier signe qui se révélera être plus tard un signe de burn-out. À la suite d’une rupture personnelle, elle prend conscience de ne pas avoir écouté certaines envies. D’abord, comme peut-être beaucoup d’autres femmes, elle prend conscience d’une chose : « À ce moment-là, je me suis dit que je me suis effacée pour un homme. Je n’avais pas trop conscience que je pouvais prendre le guidon de ma vie, et faire ce que j’avais vraiment envie de faire. J’avais 26 ans et je me promets de ne plus rien louper. Je suis célibataire, je ne l’ai pas choisi certes, mais c’est une super nouvelle ». Elle décide alors de se former en langues étrangères et « s’éclate à mort ». En effet, elle part travailler outre-atlantique, au Mexique et en Louisiane, et rencontre un nouvel amour. À son retour à Liège, c’est un jetlag émotionnel qui l’attend. La routine retrouvée contraste avec ses sentiments intérieurs : « Je suis contente de revenir, et en même temps partagée car j’ai l’impression de revenir dans une sorte de norme et de routine. J’ai découvert un potentiel que j’ai commencé à exploiter, et je ressens comme une frustration à mon retour ». Ensuite, elle tombe enceinte et travaille pendant deux ans dans une école. Elle connaît à cette période un épisode de matrescence qui l’a conduit à un bouleversement identitaire. Elle s’investit dans son travail et a des envies de projets, bouillonne d’idées mais elle me confie ne pas « intégrer [qu’elle est] maman et [qu’elle] ne peut plus vivre comme avant ».

En février 2018, le burn-out pointe le bout de son nez, et Éloïse ne comprend pas pourquoi : « J’ai 32 ans, je suis une jeune femme, je suis bien entourée, je n’ai pas eu de problèmes importants dans ma vie. Cette dernière est au contraire épanouissante. Et surtout, j’associais burn-out à un PDG d’une entreprise, âgé de 50 ans. Je me rendrais compte plus tard de mon a priori et de sa dimension patriarcale ». Une psychologue l’invite  alors à prendre du temps pour elle et surtout à se faire plaisir. C’est un arrêt de quelques semaines qui lui est imposé, fait d’errances et de recherches de nouvelles routines.

                                                                                                    ©Éloïse Steyaert

« Je me suis tellement donnée aux autres, j’ai tellement donné plein de choses aux autres que je ne m’en suis pas donné beaucoup à moi-même ».

C’est un travail de guérison et de réparation qui commence alors. Une fois encore, l’écriture et la lecture l’aideront à rallumer sa flamme intérieure.

Elle lance un premier projet : Le slow reading club. Elle avoue associer inconsciemment ce club de lecture aux femmes, « alors que ça concerne tout le monde », ajoute-t-elle.  Mais ce besoin de prendre du temps pour soi, elle se dit que si elle le vit, « d’autres femmes le vivent sûrement aussi ». Ce club de lecture, qui amène à rencontrer de nouvelles personnes, est aussi un moyen de satisfaire « l’animal social » en elle : « je trouve qu’il y a un côté dans la maternité qui isole énormément, surtout en ville. J’ai pris conscience de cela a posteriori. Il y a une posture de la mère qui est vraiment seule ».

Alors, elle fait garder ses enfants par une nounou ou son mari et retrouve un groupe de personnes une première fois dans une librairie de voyage puis une seconde fois dans un café marocain. Les évènements, qui se déroulent un jeudi par mois, sont gratuits. Les gens viennent. L’été arrive, et c’est en plein air que sont organisées les réunions. Un jour, quarante personnes assistent aux clubs de lecture. Vient une première couverture médiatique et une prise de conscience que ses événements répondent à une demande.

Un épisode déclencheur achèvera son idée de ne plus exercer le métier de professeure : « Je postule à un entretien. Je suis, à ce moment-là, enceinte de deux mois et demi. Je ne le dis pas encore car mon ventre ne se voit pas. La sous-directrice m’interroge et puis à un moment donné elle voit que j’ai un enfant, car je l’avais mentionné sur mon CV. C’est après que je me suis demandé pourquoi je l’avais noté. Après tout, les gens ne sont pas obligés de le savoir. Elle me demande quel âge à mon enfant - Je réponds dix-huit mois - et la femme me dit alors qu’avec les maladies que risque d’avoir mon bébé, je ne serais pas souvent au bureau ».

L’idée de proposer des ateliers d’écritures émerge
« et inconsciemment, je ne me le suis pas dit explicitement, mais la ligne directrice était de donner aux femmes un espace d’expression pour parler de ces choses bizarres, ambivalentes, qui pèsent et qui peuvent nous arriver ».

Dans BXYZ, nous voulons comprendre le parcours des femmes et je me suis demandée comment Eloïse a dépassé ses peurs pour se lancer dans son projet entrepreneurial, et comment son entourage a réagi.

Vous ne serez pas étonné·e·s mais quand Eloïse a peur, elle écrit. Elle va questionner sa peur, la déconstruire, savoir d’où elle provient :

« Quand j’ai peur je me demande pourquoi et ce que cette peur dit de moi. Ai-je peur que les gens pensent telle chose ou une autre ?  Ai-je peur de la faillite si je deviens indépendante ? La peur de ne plus payer ma maison ? Ou juste mon égo qui en a pris un coup ? Il faut beaucoup travailler sur soi pour apprendre à bien se connaître. En tant que femme quand nous prenons conscience de nos capacités et qu’on s’accorde du temps pour soi, des personnes autour de nous peuvent s’en aller.

Parfois, de la part de certain·e·s, je peux ressentir un jugement sur le fait que je travaille le soir. Certain·e·s peuvent se dire “elle n’est pas chez elle, cela veut dire qu’elle ne met pas ses enfants au lit”. Ces mêmes remarques peuvent provenir des femmes elles-mêmes.
Je trouve que cela peut être dévalorisant pour le papa qui joue pleinement son rôle et qui est super content de le faire et de passer un moment privilégié avec ses enfants. Je n’ai pas ressenti de culpabilité quand j’ai lancé mon projet alors que j’étais enceinte. Mais six mois après, je me sentais coupable et ce sentiment pouvait impacter le développement de l’entreprise.

J’ai donc fait un travail d’écriture pour me demander pourquoi je me sentais coupable. Même quand on est féministe, des petites graines du discours patriarcal peuvent germées inconsciemment. Quand on s’en rend compte, il faut stopper directement le truc. Je pars parfois à l’étranger en retraite littéraire de six jours et malgré moi je me pose la question. Alors qu’un homme qui part en business trip quinze jours ne se posera jamais la question.

Aujourd’hui, j’ai pris confiance et je suis beaucoup plus assertive : je crois que cela est inévitable si ton projet est important et qu’il fait sens à plein d’égards. Il est hors de question que mon projet soit limité ou mis en danger à cause de mes propres croyances limitantes ou celles des autres. Je veux que mes enfants comprennent que si leur maman fait ça, c’est parce que c’est important pour elle. Si elle est moins disponible, c’est parce qu’il existe ce projet qui la nourrit. Je n’ai pas envie d’attendre mes cinquante ans et d’attendre que je n’ai plus à m’occuper de mes enfants pour faire ce que je veux ».

Ainsi, quand je rencontre Eloïse, elle est bibliothérapeute, première praticienne belge.

Mais qu’est-ce que la bibliothérapie, vous demandez-vous ? La pratique est encore émergente et non réglementée.

                                      ©Éloïse Steyaert

Éloïse nous l’explique : « C’est une discipline alternative et complémentaire à un suivi thérapeutique. Le ou la bibliothérapeute accompagne une personne dans une démarche de questionnement, de développement personnel. Le premier sens de l’étymologie grecque therapeía est prendre soin de l’âme. La bibliothérapie propose de prendre soin d’une personne par des livres, des textes et par le pouvoir apaisant des mots. Ceux-ci, quand ils sont bien tournés, bien exprimés créent des images puissantes qui font du bien ». Le ou la bibliothérapeute devient un·e médiateur·rice entre le livre et la personne qu’il ou elle va accompagner dans sa réflexion et dans son cheminement personnel, et va l’aider dans son interprétation. « Que ressent la personne ? Que se passe-t-il en elle ? Quel déclic provoque chez elle  sa lecture ? La bibliothérapie n'est pas une thérapie au sens moderne du terme, mais elle aide à faire évoluer un chemin personnel de pensées et permet d’aborder tout sujet : la peur de l’avenir, le climat, le burn-out, le deuil, prendre soin de soi, la maltraitance, des souvenirs d’enfance sont des problématiques que je peux rencontrer avec mes plumes [Note de l’autrice : Eloïse nomme les personnes qui viennent participer à ses ateliers, ses plumes] ».

Peut-être vous-mêmes aimez lire ?Ou peut-être écrire ? Mais avez-vous déjà trouvé ces deux activités futiles ? Inutiles ? Pensez-vous parfois à ce carnet que vous aviez commencé mais que vous avez fini par laisser s’empoussiérer au fond de la bibliothèque ? Peut-être, vous vous dîtes qu’écrire n’est réservé qu’aux écrivains. Et si, au contraire, l’écriture ou lire un livre étaient deux activités qui vous permettraient de comprendre vos émotions, de les voir, de les ressentir et de les accepter ? Si vous avez des doutes, Eloïse saura vous convaincre:

« Il faut dire aux gens que lire et écrire, ce ne sont pas des activités futiles, ce n’est pas de la glandouille. Il est important de prendre conscience que s’arrêter, prendre le temps de faire une activité qui nous donne du plaisir, c’est faire cela au service de soi. Car si je fais quelque chose qui me plaît, cela me permet de mieux travailler ou d’être plus épanouie dans ma vie ou dans ma relation de couple, par exemple. Cela peut avoir un effet sur tout.

Je trouve qu’on a des vies de plus en plus utilitaristes. Ralentir pour faire des choses de manière plus concentrée, plus qualitative et prendre soin de soi, c’est super important. Prendre le temps de déposer ses émotions et ses sentiments, car ceux-ci s’accumulent. Tout le monde n’a pas été éduqué aux émotions. Il y a des gens plus introvertis ou qui ont un passé familial qui ne leur a pas permis de s’exprimer. Certaines femmes, au passé familial ou socio-économique compliqué, se rendent compte qu’avec un stylo et un cahier elles peuvent faire des choses formidables qui leur font du bien et qui leur donnent une sorte d’empowerment. Se relire. Voir ce qu’elles ont écrit. C’est quelque chose de fort, de super important ».


J’ai demandé à Eloïse s’il y avait plus de femmes que d’hommes à ses ateliers d’écriture et de lecture :

« Ce sont effectivement les femmes qui viennent en majorité à mes ateliers. Il y a des hommes évidemment. Mais c’est un type d’homme qui dispose d’une énergie féminine. On peut effectivement se poser la question de pourquoi ce sont les femmes qui viennent. On croit que c’est futile, mais c’est par le livre et l’écriture qu’elles construisent aussi leur pouvoir, leur savoir, et leurs connaissances. À travers “le mot qui délivre”, je suis témoin de femmes qui abordent des thématiques par rapport à leur choix de vie, à leur sexualité,… Des femmes célibataires qui n’ont pas d’enfant. Je vois qu’elles affirment plus qui elles sont, qu’elles affirment leurs choix et leurs non-choix ». 

Lire pour se connaître et comprendre le monde qui nous entoure dit Eloïse : « Plus on lit, plus on élargit notre lexique et notre définition du monde et ses nuances et mieux on se comprend les un·e·s avec les autres. Plus vous précisez votre pensée, plus elle est critique et collera à qui vous êtes. Et cela peut servir la cause féministe ».

Les paroles d’Éloïse me font me questionner : la bibliothérapie permettrait-elle de participer à la libération de la femme ?

Éloïse me répond que oui, d’une certaine manière : « Un des fondements de la bibliothérapie est l’effet projection identification : je lis quelque chose, que ce soit de la fiction, un essai ou un livre de développement personnel. À partir du moment où je me projette et où je m’identifie, ça me parle à moi personnellement. C’est se dire ok, cette personne dont je lis le témoignage a vécu telle chose. Elle a vécu cet évènement personnel et aujourd’hui elle en est là. Si cette personne a réussi à dépasser ses peurs, cela veut dire que moi aussi je peux y arriver C’est ainsi que le mouvement et les idées évoluent. Les ateliers collectifs de lecture ou d’écriture permettent aussi de libérer la parole. Quand on crée une sororité entre femmes ou une fraternité entre hommes, les mots exprimés font résonance. Certaines personnes vont se confirmer à elles-mêmes que « si elle le dit je peux le dire aussi ».

Et vous les hommes ? Vous-mêmes qui me lisez, et à qui nous avons dit de ne jamais pleurer, de garder vos émotions pour vous et de ne pas vous montrer vulnérable mais fort. Peut-être avez-vous déjà eu envie de vous questionner sur votre masculinité ? Peut-être même que vous avez eu envie de remettre en cause sa définition ? Mais peut-être que vous n’avez pas osé ? Par peur. Par honte. Et s’il existait un espace où vous pourriez sortir ce que vous avez sur le cœur et qu’en retour vous seriez écouté avec bienveillance ? Si vous connaissiez l’existence de cet espace, iriez-vous? Eloïse vous ouvre ses portes :

« Par essence, il est vrai que de part ce que reflète mes ateliers, mon site web et mon public, on peut avoir l’impression que Le mot qui délivre est un truc de femme. Mais la porte est ouverte aux hommes. Et j’ai des hommes qui viennent assister à mes ateliers. Il est aussi, pour eux, question de communication et de dialogue. C’est par le dialogue et l’échange sur la question des privilèges (hommes cis blancs), que les choses vont changer. Il y a un jeune homme qui vient régulièrement aux ateliers. Il est seul au milieu de femmes, mais il trouve un cadre rassurant dans son expression et sa sensibilité. Et on est toutes témoins de ça, on l’encourage et on le remercie. Il réfléchit et questionne sa masculinité ainsi que sa virilité. Il n’est pas le seul, beaucoup d’hommes sont demandeurs de questionner ces définitions. J’observe que les hommes ramènent des livres sur des sujets tels que la méditation ou la colère. Il est intéressant de se questionner sur ce qu’est un homme en colère. Comment il l’exprime ? Et qu’est-ce que cela veut dire ? ».

Le 6 Janvier dernier, le prix littéraires des Grenades a décerné le prix littéraire à deux lauréates: Lisette Lombé et Nathalie Skowronek. Les Grenades nous informe qu’en « Belgique, sur l’ensemble des prix littéraires décernés par la Fédération Wallonie-Bruxelles depuis le début du siècle dernier, 42 ont été décernés à des femmes, 135 à des hommes ». Dans BXYZ, on veut dire aux femmes que rien ne leur est impossible. Et si la bibliothérapie et des ateliers d’écritures donnaient des vocations à certaines ? Et si vous tapiez à la porte d’Eloïse pour vous aider dans vos projets d’écriture ?

« Je propose par exemple des week-ends intensifs. Mes plumes ont ainsi le temps de réfléchir à leur projet et de définir de quoi elles ont envie de parler. Des femmes qui ont déjà participé, ont abordé des sujets comme le consentement, les violences sexuelles, les maltraitances familiales, la liberté. Ces femmes ont vraiment beaucoup de choses à dire. Mais durant ces week-ends, je ressens le manque de confiance qu’elles ont en elles-mêmes. Une importante partie du week-end est donc consacrée à travailler sur la légitimité, la confiance en soi et de faire taire cette voix intérieure trop souvent négative. Une fois le déclic passé, par contre, elles se lâchent. J’ai une de mes plumes qui a sorti un livre qu'elle a auto-édité. L’idée même d’éditer un livre n’était pas au début envisageable. Puis, elle s’est rendue compte que c’était possible. En termes d’empowerment c’était dingue. Je l’ai vu changer physiquement. Je l’ai vu s’affirmer. Et évidemment son livre édité a donné des idées à d’autres ».

Je vous invite à consulter le site web d’Éloïse. Vous découvrirez ses multiples offres d’ateliers de lecture et d’écriture. Il y en a pour tous les goûts ! Prenez contact avec elle, j’ai été charmée par sa personnalité et vous le serez aussi !


︎ le.mot.qui.délivre 

︎ Le mot qui délivre



BXYZ© —tous droits réservés  — 2021