“Le slam reste une forme et un espace d’expression engagée qui permet à des personnes éloignées de la scène, du féminisme ou de l’écriture d’articuler leur pensée.”


Lisette Lombé est une artiste militante belgo-congolaise basée à Liège. Depuis plusieurs années, elle partage son amour de la poésie avec un public varié lors d’ateliers d’écriture. Elle est co-fondatrice du collectif L’Slam, une vitrine pour de nombreuses slameuses. Son quatrième livre Brûler, brûler, brûler vient de paraître aux Éditions de l’Iconoclaste et a reçu le prix Grenades pour l’année 2021. Malgré un agenda chargé, elle prend le temps de partager avec BXYZ ses sources d’inspirations.

Janvier 2021Par Océane ◊lire, entretien, dossier1

Pourrais-tu nous décrire ta pratique, ton processus de travail ?

Ma pratique prend plusieurs formes (collages, écrits, performances). Elle découle souvent de projets développés lors d’ateliers d’éducation permanente et populaire, à l’intersection du culturel, de l’artistique et de l’éducation permanente. Le slam reste une forme d’expression engagée et cet espace d’expression permet à des personnes éloignées de la scène, du féminisme ou de l’écriture d’articuler leur pensée.

L’objectif premier du collectif L’Slam est de promouvoir le slam, mais on y retrouve le désir de déconstruire certains stéréotypes, avec des moments de réflexion abordant la question du genre, de la femme dans l’espace public ou de la valorisation des auteures. Le féminisme se retrouve souvent en toile de fond. Certains festivals, tel que Féministe toi-même, sont davantage teintés de féminisme et le public arrive déjà sensibilisé. Mon positionnement en tant que féministe me pousse à me poser de nombreuses questions lors de mes ateliers : Mixité ou non mixité? Quel corpus de textes? Quelles vidéos vais-je présenter? Slameuses ou slameurs? Pour certains projets, tel que La plume et le point (en collaboration avec Joëlle Sambi), la réflexion se porte davantage sur les femmes racisées.

J’ai auparavant répondu à des sollicitations pour des ateliers qui ne faisaient pas sens. Certaines institutions ou ASBL ont un discours contradictoire : d’un côté, elles soutiennent notre discours et notre engagement, mais d’un autre côté, elles ne rémunèrent pas les auteures, ce qui contribue à une certaine précarisation de la profession. Je ne prends plus part à ce genre d’initiative et milite pour la valorisation monétaire des artistes. La crise sanitaire de 2020 et son impact négatif sur la culture ont renforcé ces inégalités. Les institutions préfèrent faire appel à des valeurs sûres et les nouveaux talents ont encore plus de mal à exiger une rémunération équitable. Cette crise mettant en péril ce que nous avons mis des années à mettre en place, je pense qu’il est urgent d’instaurer des guides de bonnes pratiques à l’intention des donneurs d’ordre afin qu’ils apportent plus concrètement leur soutien aux artistes émergents aussi bien qu’aux artistes établis.


Quel(s) projet(s) t’as apporté une grande satisfaction, un sentiment d’accomplissement du point de vue du féminisme ?

Peu de temps après sa création, L’Slam a commencé à tourner en rond. Notre collectif de slameuses a alors pris part à un atelier Badass (initiative mise en place par Marine Ruby à Liège). Ça a été l’occasion de faire se rencontrer deux univers, deux féminismes à première vue très éloignés : celui du cabaret et celui du slam. Les filles du cabaret nous ont rappelé que l’on venait aussi avec un corps, qu’il faisait partie du show et qu’il nous permettait d’amener une certaine légèreté sur scène. Quant aux slameuses, elles ont aidé les filles du cabaret à se détacher du playback pour faire entendre leur propre voix, leurs propres mots.

Lorsque j’y étais encore animatrice, une initiative a vu le jour au sein des locaux de Vie Féminine à Liège. Des femmes présentes pour des raisons différentes (atelier menuiserie, couture, prise de parole, français, etc.) étaient appelées à participer à la mise en place d’une Gift Box. Celles qui ne se rencontraient jamais se sont alors rencontrées. Encore une fois, c’est la circularité du projet commun qui m’a le plus apporté. La circularité reste au cœur de bon nombre de mes projets.


Quelles ont été les œuvres qui ont marqué un tournant dans ton engagement féministe ?

Ma grille de lecture est arrivée assez tard et, pour être honnête, ce n’est pas tant des chocs littéraires qui ont été formateurs que des chocs visuels. Par exemple, les photographies du photojournaliste James Nachtwey m’ont profondément marqué. Il pose la question du positionnement de l’artiste face à son sujet, de la juste distance à adopter.

Je porte un grand intérêt aux artistes qui ont su traverser les époques tout en gardant intact leur passion. Je pourrais aussi nommer le travail du poète Lawrence Ferlinghetti*, fêtant ses 101 ans cette année et dont les textes sont toujours aussi pertinents.

Enfin, l'engagement d’Angela Davis reste une importante source d’inspiration pour moi : elle a toujours su maintenir le recul nécessaire pour poser les bonnes questions. Lors de l’élection de Biden-Harris en 2020, bien que consciente du poids de l’establishment, elle a salué l’arrivée sur le devant de la scène politique d’une vice-présidente femme d’origine indo-africaine. Elle va plus loin en appelant les féministes à dépasser les contradictions présentes au sein même du mouvement. L’idéal d'engagement pur étant inatteignable. Si l’on prend l’exemple des stars de la musique pop, elles sont les nouveaux porte-drapeaux de la cause, mais étant des vitrines pour les grandes marques, elles font en même temps l’apologie de ce qu’elles dénoncent.

En 2014, j’ai visité l'exposition Woman. The feminist avant-garde of the 1970’s. Work from the Sammlung Verbund, Vienna de Bozar. Je suis sortie de là revigorée, mais une chose m’interpellait : aucune femme racisée n’apparaissait dans l’exposition. Sachant que de nombreuses artistes avaient déjà une pratique bien établie dans les années 70, pourquoi n’étaient-elles pas représentées dans les collections, et donc restaient-elles exclues de l’Histoire de l’Art ? Dans une exposition voisine était exposé le travail de l’artiste non-binaire Zanele Muholi (originaire d’Afrique du Sud). L’exposition traitait des questions de race et de genre, sujets au centre des préoccupations féministes. En parallèle, j’ai aussi découvert le travail d’Hélène Amouzou, une artiste Togolaise basée à Bruxelles dont les photographies s’apparentent à l'œuvre de Franchesca Woodman. 

De la même façon, en 2016, le musée des Arts et Civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques (le Quai Branly) à Paris présentait l’exposition Tatoueurs, Tatoués sur le tatouage dans laquelle ne figurait quasiment aucune peau noire tatouée (à part une petite section en fin de parcours). À mon retour en Belgique, j’ai démarré le projet Tatouage cherche femme noire en réponse à ce manque de représentation.

Mais je dirais que je puise mon inspiration principalement des gens qui m'entourent. Je pense par exemple à une animatrice avec qui j’ai collaboré au sein de Vie Féminine, Jenny. À un an de la pension, elle reste toujours aussi disponible, impliquée et passionnée. Cet engagement sur le long terme et la réciprocité sont les deux notions qui traversent également toute mon œuvre et ne cessent de nourrir ma pratique.

* L’auteur californien Lawrence Ferlinghetti nous a quitté en février dernier.

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