Nos villes, nos droits, nos voi(es)x
© charlie.cesarr
Déambuler en ville ne représente pas le même niveau de stress pour un homme que pour une femme ou une personne issue d’une minorité, ni pour un·e adulte que pour un·e jeune. Combinez les deux et vous voici au cœur du sujet de notre article : les disparités et difficultés que peuvent rencontrer les adolescentes dans leur usage quotidien de la ville.
Le droit à la ville des adolescentes et jeunes adultes
Au début d’un froid après-midi du mois de décembre, nous sommes parties à la rencontre de plusieurs groupes de jeunes entre 13 et 23 ans dans les rues de Bruxelles. Iels nous ont fait part des nombreuses difficultés mais aussi des joies et opportunités que représente la ville de Bruxelles. Nous avons décidé d’isoler certains problèmes majeurs mais nous avons également souhaité mettre en avant, via cet article, des initiatives déjà misent en place afin de faire évoluer la situation. En voici quelques exemples non exhaustifs.La catégorie des 12-18 ans est la partie oubliée des aménagements urbains et les jeunes filles tendent à davantage disparaître de nos rues. C’est également une période où les adolescentes découvrent et intériorisent à une vitesse accélérée la différenciation « sexué ». L’hostilité des espaces publics et des transports en commun les poussent dans de nombreuses situations à rester en alerte face à celles et ceux qui croisent leur chemin. Nous tenons à rappeler la vidéo de Sofie Peeters qui, en 2012, documente les harcèlements quotidiens subis dans les rues de Bruxelles.
Les choses bougent tout de même du côté des pouvoirs publics. En Belgique et à Bruxelles en particulier, de nombreuses études ont été menées afin que des politiques urbaines plus inclusives soient mises en place. Nous devons cette prise de conscience, entre autres, aux nombreuses initiatives d’associations ou de groupes d’individus qui ont les premiers cherché à donner une voix aux jeunes adultes et prendre en compte leurs besoins.
(Dans la suite de notre article, les citations feront référence aux propos recueillis lors de nos entrevues et les noms sont fictifs.)
Mobilité
« Le tram ou le métro, c’est glauque ! » (Besma, 15 ans)« Quand je prends le train, je me colle toujours contre le mur. » (Noémie, 23 ans)
« À Bruxelles, je ne suis pas à l’aise quand je porte une jupe l’été, alors qu’au Portugal c’est plus relax. » (Mathilde, 15 ans)
« Les personnes devraient changer leur mentalité, ils jugent l’apparence. » (Marion, 13 ans)
« Bruxelles partout maintenant ce n’est pas sûr […] avec un ami je me sens plus sûr. À chaque fois qu’on sort on sait qu’on va avoir des problèmes ! » (Alain, 17 ans)
« Des fois c’est vrai que quand il est un peu tard, on n'est pas à l’aise… moi je me dis qu’il y a des gens, bon après les gens ils ne réagissent pas tous, mais c’est vrai que c’est mieux s’il y a des gens. » (Elodie, 14 ans)
« Je calcule pas le monde, je suis dans ma bulle, je calcule personne, je trace ma route quoi ! » (Élodie, 14 ans)
«Je prends mon téléphone et je fais semblant d’appeler “hallo papa? Ouai, j’arrive!” » (Kim, 22 ans)
Lorsqu’elle se pose au quotidien des questions telles que : quels transports en commun éviter ? Jusqu’à quelle heure puis-je me déplacer ? Qui pourrait m’accompagner ? une personne perd de son autonomie.
Contrairement à la plupart des garçons, les mouvements des adolescentes sont davantage restreints par les proches, les institutions ou les autres adolescents, elles auront elles-mêmes tendance à s’imposer des « murs invisibles » et à adopter des stratégies d’évitement.
Les témoignages d’usagères de la ville recueillis lors d’ateliers urbanistiques permettent de repenser les aménagements d’espaces publics afin de se sentir davantage en sécurité dans ces lieux partagés. Il a par exemple été suggéré de proposer des arrêts de bus et tram plus éclairés ou encore de rendre les escaliers, les rampes et les parkings les plus transparents possible, en privilégiant les balustrades plutôt que les murs en béton.
En 1989, à Toronto, de nombreuses lignes de bus proposent un service d’arrêt intermédiaire : en soirée, certaines usagères peuvent demander à descendre entre deux arrêts afin de se rapprocher de leur domicile. Dans de nombreuses villes, les Taxis roses (conduits par des femmes) ont été une autre étape dans la mise en place de services sécurisants (il faut toutefois souligner l’impossibilité pour de nombreuses personnes de se payer une course en taxi).
Le sociologue M. Franssen va jusqu’à préconiser la mise en place d’un poste d’accueil permanent dans certains lieux de transit, ce qui permettrait d’offrir un espace d’écoute/aide aux victimes d’agressions physiques ou verbales.
Activité physique
« Je fais du basket avec un groupe de filles, et s’il y a bonne entente avec les garçons sur le terrain de basket, on essaye de réserver un peu un moment pour jouer. » (Pauline, 15 ans)« Même moi, je pense que c’est nécessaire les salles non-mixtes. » (Diego, 22 ans)
« Y en a qui viennent que pour mater, certains BasicFit sont connus pour ça, c’est chiant. » (Kim, 22 ans)
Dans nos villes, les lieux publics dédiés au sport (aire de crossfit, terrain de foot, de basket ou skate parcs) sont souvent pris d’assaut par les groupes de garçons au détriment d’autres groupes. La pratique de certains de ces sports étant encore fortement liée à la masculinité, cela exclut, par conséquent, beaucoup de filles mais aussi de garçons qui pourraient être moins attirés par la compétition et l’activité sportive intense.
Alors qu’un grand nombre de garçons continuent de s’investir dans le sport d’une façon plus globale à l’adolescence, les filles semblent abandonner le milieu. Clubs sportifs, supporters et dirigeants se conjuguent encore majoritairement au masculin.
Pour un milieu sportif plus paritaire, l'association Interfédérale du Sport Francophone a lancé en 2018 le projet Devenez Dirigeantes sportives ! afin de former davantage de femmes aux postes à responsabilité. En 2021, au niveau politique, un décret a été adopté afin de renforcer l’obligation de mixité au sein des conseils d’administration. Plusieurs espaces sportifs publics proposent des horaires dédiées à une pratique non-mixte. À Paris, la campagne « Paris Sportive » finance à hauteur de 100.000 euros les associations proposant des animations sportives au féminin sur des terrains de la ville.
Afin que tous les adolescent·e·s puissent investir les lieux mis à leur disposition gratuitement dans la ville, il faut également changer les mentalités et permettre à toustes de pratiquer le sport de son choix. Le projet Sport Expérience mis en place par l’Instruction publique en 2015 permet de s’initier à la pratique d’un sport souvent labellisé à tort de « féminin » ou « masculin ».
Espaces non-consuméristes
« Des fois, on sait pas trop où aller. » (Léa, 13 ans)« Quand on sort, on mange ou on achète. »(Raphaël, 17 ans)
« Faudrait plus d’endroits pour étudier pendant les blocus. » (Diego, 22 ans)
« Avec des endroits juste couverts, des “pausettes”. » (Kim, 22 ans)
« En été y a pas cours, alors on est dehors, à la plage, dans un parc, sur un banc ou même sur l’herbe, on amène à manger. » (Niels, 17 ans)
« En hiver t’as deux-trois choix quoi. » (Kim, 22 ans)
« On se calle dans ma voiture, c’est une très bonne alternative, il fait chaud, t’es en sécurité et à l’abri. » (Rita, 20 ans)
Dès qu’ils ne souhaitent pas consommer, il est difficile pour elleux de trouver un coin tranquille au chaud où se poser.
En été, le décor change et il suffit d’un bout de pelouse ou de quelques marches pour passer un bon moment ensemble. Refont alors surface de nombreuses activités sportives bien moins sexuées et souvent gratuites (slackline, danse freestyle, ping-pong ou bootcamp).
En ville, la plupart des lieux aménagés pour les adolescents sont des espaces dédiés au sport (principalement utilisés par les garçons). Aujourd’hui, de plus en plus d’architectes tendent à proposer des aménagements, espaces et pratiques alternatives pour et avec les adolescentes. De nombreuses bibliothèques aménagent également des espaces plus adaptés aux adolescents : marches, grandes tables, casques à disposition, coussins géants sont quelques-uns des attributs de ces lieux de lecture mais aussi de rencontres et de relaxation. Les Contrats Écoles et les maisons de jeunes Bravvo, présents un peu partout à Bruxelles et pourtant assez peu connus des jeunes, proposent de nombreuses activités gratuites.
La gestion des lieux couverts dans la ville présente encore un challenge (vandalisme, propreté, sécurité etc.) mais plusieurs endroits, souvent détournés de leur usage premier, offrent pourtant des lieux idéales pour les adolescentes. Un des spots bruxellois qui mériterait, à notre avis, d’être étudié, libéré de ses carcans et répliqué est la galerie Ravenstein. Elle est depuis des décennies le point de rassemblement de nombreux·euses danseur·euse·s de hip-hop. Les raisons de cet engouement ? Un espace couvert, protégé du vent, spacieux et propre, lumineux, avec du passage central (l’importance du voir et être vu), où l’on peut faire du bruit sans trop déranger, où l’on peut s'asseoir en périphérie et avoir accès à des toilettes alentour (voir entre autres le programme « toilettes accueillantes »).
Confronter un agresseur
« Au Mont des Arts, on était en groupe et un mec plus âgé et bourré n’hésitait pas à me toucher. On a inventé une excuse pour s’en aller. » (Alya, 16 ans)« Une fois un type m’a pris en photo dans le métro, j’ai juste changé de place. » (Solène, 14 ans)
« Même quand on est ensemble, ou entouré, on ne sait jamais qui va nous agresser ou nous aider, on compte que sur soi. » (Noémie, 23 ans)
« On porte le voile, du coup on a peur des garçons ET des racistes. » (Lydia, 23 ans)
Les adolescentes ont besoin de s'émanciper et de se confronter aux autres adultes et adolescents, mais il reste souvent difficile pour elles de se sentir légitime sur un territoire qui peut leur sembler hostile (dans une étude sur le harcèlement sexiste datant de 2018, 75% des filles belges auraient subi au moins une forme de violence dans les espaces publics avant l’âge de 17 ans et 55% avant l’âge de 15 ans).
Par peur pour sa sécurité ou par manque d’outil adéquat, confronter son agresseur reste chose difficile et une victime préfère souvent lâcher du terrain et prendre la fuite. De plus, le danger peut aussi venir des autres, que ce soit dans leur actions ou dans leur inaction.
Pour les filles qui souhaiteraient se défendre physiquement ou verbalement, de nombreux outils abondent sur le net, tel que les guides « non c’est non » de Irène Zeilinger ou « échappez belle » de l’Asbl Garance ou encore les bons conseils de Sarah la Crieuse. La place des adolescentes restent hélas encore une conquête, mais toute personne présente doit pouvoir les soutenir dans leur droit à la ville, à la sécurité et au respect. L’association Hollaback ! propose de nombreux cours mais aussi ressources en ligne afin de faire face aux discriminations envers les femmes, la communauté LGBTQI+, les personnes racisées ou toute autre identité marginalisée. Touche Pas à Ma Pote se fait le relais de ces bonnes pratiques en Belgique. Jana Korn suggère de créer une responsabilité partagée des plaintes posées envers des agresseurs, ce qui permettrait de diminuer la peur du témoignage.
Autres points importants
« J’ai pas à prévenir mes parents, je vais avoir 17 ans. » (Nikola, 16 ans)« Évidemment, j’envoie toujours un message pour dire où je suis. » (Rita, 20 ans)
« On est beaucoup plus dehors que nos amies filles. » (Clément, 17 ans)
Prévenir ses parents ou ami·e·s de ses déplacements est une habitude fortement ancrée chez les filles, tandis que les garçons ne ressentent pas la nécessité de rassurer leurs proches.
« On revient de la Fnac pour acheter un livre, les vendeurs se renvoyaient tous la balle pour pas avoir à s’occuper de nous. » (Stef, 16 ans)
« (Imitant un adulte) Vous les jeunes, vous faites que crier ! » (Élodie, 14 ans)
« On nous regarde un peu en mode “jeunesse perdue”. » (Alya, 16 ans)
Certain·e·s nous ont aussi fait part d’une discrimination liée à leur âge. Ils ont souvent la sensation de ne pas être les bienvenus dans certains espaces publics.
Dans une brochure de unia.be (institution publique indépendante qui lutte contre la discrimination et défend l’égalité des chances en Belgique), « Too young ? Too old ? Age discrimination » les auteurs expliquent que les discriminations liées à l’âge sont alimenter par des stéréotypes ou par des préjugés. « Une distinction ou une inégalité de traitement liée à l’âge d’une personne est trop souvent considérée à tort comme normale, neutre et admissible. » Cette institution incite les jeunes (comme les personnes âgées) à signaler les discriminations de ce genre.
Avancer
L’aménagement ou ré-aménagement des espaces publics est une étape fondamentale dans la production d’une ville plus inclusive. Cependant, cela ne sera qu’une solution dite « cosmétique » s’il n’y a pas en parallèle une déconstruction des stéréotypes et préjugés.Afin d’accélèrer la prise de conscience et la levé des tabous, nous avons trouvé pertinent les projets incitant les adolescent·e·s à signaler les discrimination dont iels sont victimes, et proposant la mise en place d’ateliers de prévention et de sensibilisation dans les écoles, les réunions lors d’aménagements publics et les entreprises directement ou indirectement en lien avec un public jeune. Il est de notre responsabilité à toustes d’aider les adolescentes à ne plus être « seulement de passage » dans les lieux publics.